Suspiria

mercredi 28 janvier 2009

Dario Argento, 1977

J'ai appris deux termes de cinéma grâce à Suspiria (et à Wikipedia) : giallo et slasher. Giallo est le nom donné en Italie aux romans policiers - en raison de la couleur de leur couverture (jaune littéralement). Par extension, ce terme désignera les films issus d'un mouvement cinématographique italien des années 70, mélange de fantastique, de policier, d'horreur, voire d'érotisme. Les deux cinéastes les plus illustres de ce mouvement sont apparemment Mario Bava et Dario Argento. Un slasher est quant à lui un sous-genre scénaristique du film d'horreur dans lequel un tueur (psychopathe en général) assassine un par un les personnages de l'histoire. J'avais déjà vu des slasher sans le savoir : Psychose, Scream ou Souviens-toi l'été dernier par exemple.

Bref, Suspiria, qui est un slasher, est le premier film de Dario Argento (et donc le premier giallo) que je vois. J'ai lu ici ou là que Suspiria était considéré comme l'œuvre maîtresse d'Argento. Je n'ai pas vu les autres mais je dois effectivement avouer que Suspiria est un film parfaitement maîtrisé et extrêmement impressionnant, même s'il dépasse parfois la limite de ce que je peux supporter, graphiquement, au cinéma.

Pitch : Suzy (Jessica Harper), une jeune et frêle new-yorkaise, se rend à Fribourg en Allemagne en tant que pensionnaire dans une académie de danse réputée. Le climat est très vite plombé car dès le premier soir, deux étudiantes sont sauvagement assassinées par un tueur mystérieux, dans une scène absolument époustouflante de virtuosité esthétique. Les soucis vont alors s'accumuler : une pluie de larves déferlent sur les pauvres pensionnaires, le prof de piano aveugle (qui ressemble étrangement à Gilbert Montagné) se fait égorger par son chien et une camarade de Suzy meurt atrocement en tombant la tête la première dans une pièce remplie de fil de fer barbelé (c'est bien connu, dans les toutes les écoles de danse, il y a au grenier une pièce remplie de fil de fer barbelé). Mais Suzy, bien que malade, anémique, et (mal) soignée avec une étrange potion qui n'est autre que du sang (tiens c'est le même pitch que Fascination de Jean Rollin), Suzy donc, est bien décidée à ne pas se laisser faire et à mener l'enquête pour sauver sa peau. En résumé, Suspiria, c'est un peu la rencontre de la Star Ac' et de Halloween.

Ce film, au scénario somme toute assez convenu, est avant tout un festival visuel et sonore.

Un mot rapide sur la bande-son, anxiogène à souhait, signée par les italiens de Goblin. Ce groupe a collaboré maintes et maintes fois avec Argento. Par ses compositions instrumentales et angoissantes, ce groupe a acquis un statut "culte" et a même été remis à la mode par nos petits français de Justice. Leur morceau Phantom utilise en effet un sample de la bande-originale de Tenebre (de Dario Argento toujours).







Goblin - Tenebre








Justice - Phantom


Mais le vrai point fort de Suspiria est son incroyable univers visuel : décors, lumière et omniprésence du sang. Et comme des images en disent plus qu'un long discours, voici quelques photographies particulièrement saisissantes.

Les décors
Avant toute chose, Suspiria est frappant par le cadre dans lequel il se déroule. Argento nous propose un mélange inédit d'Art Nouveau, d'Art Déco et de baroque. Les couleurs sont criardes, les proportions grandioses. Tous ces décors, particulièrement soignés et hautement inhabituels, contribuent à l'atmosphère étrange qui s'installe dès la première minute du film.
Le décor le plus impressionnant du film : l'appartement dans lequel a lieu le premier meurtre

Même décor, avec une fille à travers la verrière
Même décor, même fille, pendue cette fois



Le fronton de l'école de danse, rouge
Le hall d'entrée, bleu



Couloir Art Déco, porte Art Nouveau
Le bureau de la directrice



La lumière
Dario Argento utilise de nombreux projecteurs aux couleurs très marquées (rouge, bleu et vert principalement) qui sont comme des couches supplémentaires aux somptueux décors. D'après moi, ces jeux de lumière, complètement irréels et artificiels, fonctionnent comme des mises en valeur de certains éléments du plan : un visage, une silhouette, une vitre. L'univers visuel qui en résulte est en tous cas très particulier et ne ressemble à rien de connu.

Le dortoir des filles avec cet étonnant éclairage rouge qui autorise de jolis jeux d'ombres chinoises

Arrivée de Suzy en taxi en lumières rouge, blanche et bleue
La copine de Suzy, toute verte et toute effrayée



La chambre de Suzy
La même copine, après avoir traversé la chambre aux barbelés



Le sang
Enfin, Dario Argento n'hésite pas, tout au long du film, à nous montrer de grande quantité de sang mais celui-ci a une couleur complètement irréelle, qui penche vers le rose ou le mauve. Voilà qui est intéressant : ce n'est plus du sang qu'on voit, c'est une espèce d'abstraction (ou d'idée) du sang. Tel un peintre, Argento se sert de cette couleur complètement artificielle pour appliquer la dernière couche de couleur sur les vrais tableaux que sont les plans de ce film. Encore une fois (j'en ai déjà parlé plusieurs fois sur ce blog), je suis toujours friand de cette démarche de déformation de la réalité dans un but esthétique. Non au réalisme, oui à la poésie ! Il me semble avoir lu quelque part que les réalisateurs de films d'horreur étaient les derniers poètes du cinéma. Je ne sais plus si c'est une blague mais je comprends assez bien (et partage) ce point de vue.

Ce sang est si irréel et ces stries si parallèles que ce plan en devient presque abtsrait

Le sirop contre l'anémie dont Suzy se débarasse
La fille à la verrière toujours



Ca me rappelle l'homme à la tête fendue de Lost Highway
Même le vernis à ongle est de ce rouge Suspiria




En revanche, Suspiria m'a permis de définir une limite de ce que je peux supporter à l'écran. Dans la scène du premier meurtre, filmée par ailleurs magistralement, Argento nous inflige des gros plans de couteaux s'enfonçant dans un cœur qui bat encore. Là, c'est un peu trop graphique et trop explicite pour moi. Ce plan est pourtant encensé par les fans d'Argento. Je ne prends absolument aucun plaisir à voir de la chair se faire découper en gros plan et j'avoue que je détourne le regard.

Je ne pense donc pas que je poursuivrai mon odyssée du cinéma bis dans des films ouvertement gore. Même si je peux être séduit par l'aspect esthétique du sang, je préfère toujours la suggestion à l'explicitation totale, de la même manière que l'érotisme m'intéresse alors que la pornographie m'ennuie.

Ce bémol mis à part, Suspiria est un film époustouflant, haletant, totalement maîtrisé et dont l'inventivité visuelle n'a pour moi pas d'équivalent. Une parfaite combinaison entre l'épouvante et le superbe.

Suzy (Jessica Harper), perdue seule dans ce lieu maléfique

Bon et moi la prochaine fois je parlerai de "Oui-Oui et la Gomme Magique" parce que là je commence un peu à avoir la nausée à force de voir, revoir et manipuler ces images.

Edit (août 2009) : de l'eau a coulé sous les ponts depuis et j'ai refait un article sur ce film - cliquez ici.

La Fille de Dracula

lundi 26 janvier 2009

Jess Franco, 1972

Après les très moyennes Expériences érotiques de Frankenstein, j'avais dit que je donnerais une deuxième chance à Jess Franco et ses films vampiro-érotiques de seconde zone. Eh bien je dois dire que La Fille de Dracula ne m'a pas fait changer d'avis sur le je-m'en-foutisme mêlé de traits de génie esthétique que possède ce vieux coquin de Jess Franco. Ces films-là sont vraiment des OVNIs complètement déjantés, dont je ne peux nier les invraisemblables maladresses, mais qui exercent inexplicablement une certaine forme de fascination.

Pitch : euh ... l'histoire donc ... quelle histoire ? En fait Jess Franco se moque tellement du scénario qu'il est difficile de le résumer. En gros : Louisa, la petite fille du comte Karlstein, retourne au château familial car sa grand-mère est mourante. Celle-ci, avant d'expirer, lui révèle que, dans la famille, tout le monde est vampire de père en fils. En se rendant à la crypte familiale, Louisa est donc fort logiquement transformée en vampire par Dracula, son aïeul sans doute, qui doit avoir pas loin de 400 ans. En même temps, plein de jeunes filles sont assassinées et tout le monde dans le village soupçonne le retour des vampires qui sont apparemment connus comme le loup blanc dans ce coin-là. Bref, ça devient un peu n'importe quoi, tout le monde se vampirise à tour de bras, les filles couchent entre elles, les meurtres se multiplient et le brave inspecteur chargé de mener l'enquête est aussi perdu que l'infortuné spectateur.

Nous voici donc en face d'un film fauché, avec une histoire abracadabrante, au rythme très très lent, servi par des dialogues vraiment faibles et des acteurs dans l'ensemble plutôt mauvais. Qu'y a-t-il à sauver alors ?

Premièrement, je sauverais l'image et la mise en scène en général. Comme son cousin Jean Rollin, Jess Franco sait parfaitement composer un plan. Il faut juste qu'il en ait envie. Souvent, il s'en fout et tout cela est filmé comme un mauvais téléfilm. A d'autres moments en revanche, il est capable de composer des plans qui sont de vrais tableaux, jouant merveilleusement bien avec les mélanges de sang, de corps nus et de décor gothique. Je trouve sincèrement que le petit monde du vampirisme, avec ses codes visuels (incisives pointues, coulées de sang, érotisme affleurant), fournit une matière esthétique forte. A ces éléments récurrents, Jess Franco rajoute un amour immodéré du zoom, qui peut parfois donner un peu mal au cœur tellement il en use et en abuse, mais qui apporte une touche presque psychédélique au film.

Britt Nichols et Anne Libert, jeunes & jolies (et vampires & lesbiennes)

Deuxièmement, les actrices sont plutôt appétissantes et, vu qu'elles sont nues pendant la moitié du film, je dois avouer en toute honnêteté qu'elle contribuent fortement à l'intérêt que j'ai trouvé à ce film. La blonde Britt Nichols, qui joue la fille de Dracula, est d'une beauté saisissante, passant d'une ingénuité charmante à une cruauté carnassière terrifiante. Si je devais un jour être vampirisé, j'aimerais que ce soit par ses soins (à ce sujet, le film est assez explicite sur la vampirisation en tant que métaphore sexuelle de la perte de virginité : rite initiatique, pénétration des dents pointues dans la chair, coulées de sang etc).

On retrouve également dans La Fille de Dracula la brune Anne Libert, que j'avais plutôt appréciée en femme-oiseau-vampire dans Les Expériences érotiques de Frankenstein. Les scènes lesbiano-vampiresques qui résultent de la rencontre de ces deux belles filles sont, je l'avoue, assez réjouissantes et, croyez-le ou non, exemptes de toute vulgarité. Ça me rappelle d'ailleurs qu'un des films préférés des fans de Jess Franco est le bien-nommé Vampiros Lesbos que je rajoute du même coup dans ma to-see list.

Les mêmes, juste après la vampirisation de la deuxième par la première

Et il n'y a pas de troisièmement. Les images et les actrices, voici tout ce que je peux sauver de ce film bancal. Mais c'est déjà beaucoup : 30 secondes de La Fille de Dracula ont pour moi beaucoup plus d'intérêt que les 150 minutes d'Australia (vu ces jours-ci, un vrai carnage, l'horreur absolue).

Tin Din ! La toute première image, qui donne une bonne idée de l'amateurisme ambiant

Beau plan d'une des infortunées victimes

Britt Nichols, en robe à fleur très 70s, pénètre dans le caveau familial

Dans le rôle du secrétaire du comte Karlstein : Jess Franco lui-même !

Motif récurrent chez Jess Franco : zoom sur l'oeil du bourreau/voyeur, prêt à frapper, ...

... souvent suivi d'un plan sur la victime hurlante qui voulait juste prendre une nuisette dans son armoire

Pour finir, un plan champêtre de la belle Britt Nichols, dans le parc du château maudit

Plein d'autres photos de La Fille de Dracula sur mon album flickr (réservé à un public averti).

Bob Dylan me fait chier

samedi 24 janvier 2009

Voilà c'est dit.
Non mais c'est vrai, ce look de poète maudit, cette voix nasillarde, ce côté bohème en toc, cette absence totale d'humour, cette unanimité suspecte dont il fait l'objet, tout ça ne me donne pas très envie de m'intéresser de plus près à ce chanteur, ses chansons et encore moins les sempiternelles reprises de ses chansons - cf. l'exaspérante version de Knockin' on Heaven's Door par Guns'n'Roses avec ses "Hey! Hey! Hey hey hey!" qui auront une influence si désastreuse sur tous les groupes de lycées depuis 15 ans.

Bob Dylan c'est un peu comme le jazz : j'aurai tout le temps de m'y mettre quand je serai à la retraite. Dans mon rocking chair, avec un chien allongé à mes pieds et un cigare aux lèvres, les "How many yeaaaars can a mouuuuuuntain exist" ou les "Mama put this badge awaaay" (à prononcer en se pinçant le nez) m'intéresseront peut-être plus que maintenant.
En attendant je préfère d'autres choses.

A la folk canal historique, je préfère ...
... l'anti-folk, ce curieux mouvement qui est un croisement du punk (dans l'esprit) et du folk (dans les arrangements). Je suis hyper fan de cette chanson de Jeffrey Lewis, jeune figure parait-il montante de l'anti-folk. Punk is Dead est une reprise du groupe punk Crass - comme toutes les chansons de l'album dont elle est extraite et qui s'intitule tout simplement 12 Crass Songs, sorti l'année dernière. La mélodie et les arrangements sont impeccables et les paroles sont percutantes.







Jeffrey Lewis - Punk is Dead

A la folk tout court, je préfère ....
... The Folk Implosion. J'ai une tendresse particulière pour cet éphémère groupe du prolifique Lou Barlow (ex Dinosaur Jr., ex Sebadoh, ex Sentridoh) et en particulier pour l'album Take A Look Inside, sorti en 1994 et qui ne compte pas moins de 14 chansons en 26 minutes à peine. C'est très lo-fi (enregistré sur un 4 pistes dans une chambre) et très mélodieux. On dirait presque des démos des Beatles. Voici deux titres bien représentatifs de l'esprit "do-it-yourself" de ce groupe passionnant.








The Folk Implosion - Blossom








The Folk Implosion - Shake a Little Heaven

Aux protest songs des années 60, je préfère ....
... d'autres protest songs des années 60. Et françaises même parfois. Depuis l'article que j'ai écrit sur la compile Wizzz, j'ai continué à beaucoup écouter ce disque et, en fin de compte, la chanson qui me plaît le plus, à tous points de vue, est l'étonnante Ku Klux Klan de l'illustre inconnu Serge Franklin. Cette chanson coup de poing tire à boulets rouges contre les affreux du KKK, avec une verve qui n'a rien à envier à ce cher Bob Dylan. La musique est également de toute beauté, pleine d'urgence. J'applaudis des deux mains.
Voici ma retranscription approximative de ces incroyables paroles
Les voici qui défilent, tout de blanc vêtus
Sur leur passage se ferment les portes et les rues (?)
Ils portent une cagoule, pour faire plus amusant
Sur leurs poitrines ils cousent un sigle rouge sang

Prenez votre pique-nique, ammenez vos enfants
Car va se réunir le fameux Ku Klux Klan
Ils choisissent une prairie, du plus tendre gazon
Qui vit batifoler bien des générations

Après avoir mangé, après avoir bien ri
Ils se mettent tous en rond et tout le monde crie (?)
Ils invoquent Lucifer de leur plus belle voix
Pour faire monter la joie, on fait bruler la croix

Mais devant le décor, il y a les papiers gras
Et les bouteilles vides de Coca-Cola
Il y a tout le gratin : les vieilles filles, les gouverneurs
Qui rêvent de lyncher, de semer la terreur

Quand ils ont insulté races et religions
Et bien repu de haine leurs désillusions
Ils rentrent vite chez eux, ils ouvrent la télé
Pour voir la gueule qu'ils ont ... aux actualités







Serge Franklin - Ku Klux Klan

Jacques Rozier en force - II

vendredi 16 janvier 2009

Suite et fin du coffret Jacques Rozier, dont j'ai encore un peu de mal à me remettre, tellement ces films m'ont mis une claque.

Les naufragés de l'île de la Tortue (1974)

Pitch : Deux employés d'une agence de voyage (Pierre Richard et Jacques Villeret) inaugurent un nouveau concept de vacances, baptisé "Robinson Crusoë", où les touristes sont largués sur une île déserte, sans aucun moyen de subsistance. Évidemment, rien ne va se passer comme prévu.

Impression générale : on est d'abord frappé par le jeu de Pierre Richard et Jacques Villeret, à mille lieux des clichés dans lesquels ils se sont (laissé ?) enfermés : le distrait gaffeur pour le premier, le pataud timide et plein de sagesse pour le second. Ici, ils interprètent des personnages nettement plus subtils, dont la richesse ne nous est révélée que petit à petit, par couches successives. A l'image du voyage organisé par nos héros, Les Naufragés est un film complètement en roue libre, où l'improvisation a la part belle mais qui peut dérouter par ses trous de scénario d'une part et la longueur des scènes d'autre part.

On peut voir dans ce film une charge contre l'exotisme de pacotille qui nous est vendue par les voyagistes et qui s'avère être en carton-pâte une fois sur place. Je préfère pour ma part voir dans Les Naufragés une nouvelle illustration enchanteresse du thème de prédilection de Jacques Rozier. A savoir une ode à la liberté, aux chemins de traverse et au doux vertige que procure des situations inhabituelles.

Une scène : lors de la phase de reconnaissance, Pierre Richard et Jacques Villeret arrivent sur un îlot désert et paradisiaque. A propos de rien, ils prononcent chacun un discours complètement déjanté, hors de tout propos et assez drôle. Constituée d'un plan fixe, sans aucun lien avec le reste de l'histoire, cette scène est totalement gratuite, insérée ici par Rozier pour le simple (et grand) plaisir du spectateur.
Pierre Richard : Au nom du Roi de France, je prends possession de ces terres inconnues. Nous y planterons des bananiers, des caféiers, de la canne à sucre. Nous ferons venir des Noirs africains que nous ferons travailler pour nous. Ainsi, nous établirons la prospérite du Royaume. Vive le Roi !
Jacques Villeret : Au nom de la République, l'esclavage sera aboli. Le droit de vote sera reconnu à tous. Et tous auront droit à la sécurité sociale. Nous construirons des routes, des hôpitaux, des écoles, des hôtels, des marinas, des pizzerias, des drugstores et puis des aéroports, grâce auxquels nous déverserons des touristes par charters entiers. Et ainsi nous réaliserons de substantiels bénéfices ... profitables à tous naturellement car il est évident que chacun peut investir librement ses capitaux.
Les deux : Vive la République !
Mais qu'est-ce que c'est que ces conneries ? Ce genre de discours, à mi-chemin entre Alfred Jarry et Boris Vian, ce sens du décalage et de l'absurde est tellement réjouissant, tellement frais.

Une image :
La divine Caroline Cartier, qui après La Vampire Nue et Du côté D'Orouët, continue à enchanter chaque plan dans lequel elle apparaît


Maine Océan (1986)

Pitch : Deux contrôleurs SNCF (Bernard Menez et Luis Rego), une danseuse brésilienne, une avocate et un marin bourru se retrouvent à passer une soirée mémorable dans les bars de l'île d'Yeu, suite à des concours de circonstances inénarrables et en dépit de toutes leurs différences sociales et linguistiques.

Impression générale : j'ai trouvé la mise en place un peu laborieuse mais une fois tous les acteurs réunis et le décor de l'île d'Yeu planté, le talent de Jacques Rozier s'exprime pleinement. Les personnages, livrés à eux-mêmes dans des situations incongrues, saisissent à pleine main l'espace de liberté inhabituelle qui leur est offert et deviennent profondément humains et extrêmement attachants.

Une scène : la scène de la samba dans la MJC de Port-Joinville est pour moi la scène-clé de Maine Océan. Pour des raisons qui seraient bien trop longues à raconter, tous les personnages qui nous ont été présentés depuis le début du film se retrouvent ensemble pour répéter et interpréter une samba. Tout le monde s'y met, à la hauteur de ses moyens. Emporté par les vapeurs de l'alcool et le pouvoir d'envoûtement de la musique, chacun finit par oublier qui il est pour ne plus vivre que l'instant présent.

Cette longue scène (près de 15 minutes je pense) déborde d'optimisme et de générosité. Derrière tout ce qui sépare ces personnes les unes des autres, Jacques Rozier parvient à nous montrer qu'il y a la même envie de vivre - envers et contre tout. Je ne suis pas près d'oublier Bernard Menez, complètement bourré, en train de faire des maracas avec des verres de bière. Sans aucune mièvrerie, et sans nous faire la morale non plus, Rozier donne dans cette scène une superbe leçon de tolérance et d'ouverture aux autres. Impressionnant.

Une image :
Bernard Menez marchant sur les bancs de sable avec sa valise, entre deux eaux, un peu ici et un peu ailleurs, à l'image du film.

Éphémère conclusion sur Jacques Rozier
Posons quelques cas pratiques :
  • Si un jour, sur un coup de tête, vous avez choisi de monter dans le train pour Rennes plutôt que dans celui pour Marseille comme prévu
  • ou si vous avez déjà proposé à un(e) inconnu(e) dans la rue de boire un verre avec vous, sans but précis mais plutôt par instinct
  • ou si vous avez déjà été bloqué 24h dans un endroit inhabituel (un aéroport, un refuge de montagne) mais que cette attente n'a pas été un calvaire pour vous mais plutôt une heureuse surprise pleine de moments rares et inoubliables
  • ou encore si tout simplement vous avez déjà passé des journées en voiture à rouler sans but précis d'un endroit à l'autre, sans pression, sans entrave et sans excès
... bref, si vous avez déjà vécu ce genre de situation, volontairement ou non, vous aurez peut-être ressenti un délicieux vertige lié à ce doux déraillement qui vous fait sortir de votre cadre habituel, vous oblige à improviser et tout simplement vous fait revivre.

Eh bien c'est ces moments-là que les films de Jacques Rozier décrivent avec une remarquable acuité. En plus d'être rafraîchissante, je trouve cette approche très originale. Le seul film avec lequel je pourrais comparer les films de Rozier est Le Plein de Super, cet étonnant et méconnu film d'Alain Cavalier, sorti en 1975, vu lors de sa ressortie en salles en 2004, sorte de raod-movie giscardien complètement en roue libre et très attachant.

J'ai déjà parlé plusieurs fois dans ce blog des cinéastes bis (Jean Rollin, Jess Franco, Russ Meyer ...) qui, malgré leurs maladresses formelles, expriment un vrai point de vue d'auteur et une sincérité rare. Par sa maîtrise du langage cinématographique, par son sens de l'image et par sa direction d'acteurs, Jacques Rozier ne rentre pas dans cette catégorie. Il la transcende. Rozier n'est pas un cinéaste bis, mais plutôt un cinéaste de la vie bis.

Chacun de ses films est un bijou d'originalité, une ode à la différence sur laquelle souffle un réjouissant vent de liberté.

Tout est là : évasion et émotion

Il faut maintenant que j'arrive à mettre la main sur ses deux oeuvres de fiction que je n'ai pas encore vues : Fifi Martingale et Nono Nénesse (quels titres !). Le premier est un long-métrage projeté à la Mostra de Venise en 2001 et jamais sorti en salle, le deuxième étant un moyen métrage de 1975 avec Bernard Menez, Jacques Villeret et cette chère et regrettée Caroline Cartier. Pas sortis en salle, pas parus en DVD, pas diffusés à la TV, ces films vont être assez ardus à trouver.

Jacques Rozier en force - I

mercredi 14 janvier 2009

Jacques RozierEn 50 ans de carrière, Jacques Rozier n'a réalisé que 5 long-métrages, dont un est toujours inédit. A l'image des personnages de ses films, à l'image de ses films mêmes qui s'étirent sans cesse, Jacques Rozier est un cinéaste qui prend son temps. Des 4 long-métrages du coffret édité par Potemkine, j'ai déjà longuement parlé de Du côté d'Orouët, qui reste mon préféré. Les trois autres sont toutefois également remarquables, d'une grande virtuosité doublée d'une liberté de ton que je n'ai jamais retrouvée ailleurs.

J'essaierai d'être un peu plus concis que d'habitude en me limitant, par film, à un court pitch, une impression générale et enfin une scène et/ou une image clé.

Adieu PhilippineAdieu Philippine (1961)

Pitch
: Michel, un jeune appelé pour l'Algérie, passe ses dernières semaines de liberté, entre Paris et la Corse, à hésiter entre Liliane et Juliette, deux ravissantes filles qui lui courent après.

Impression générale : Je crois qu'Adieu Philippine est le film le plus connu de Jacques Rozier car il est très fortement estampillé du sceau Nouvelle Vague. Son parrain dans le cinéma était Jean-Luc Godard et on voit dans le supplément du DVD que Truffaut s'était battu bec et ongles pour défendre le film - qui a eu très peu de succès d'ailleurs. De la Nouvelle Vague, Jacques Rozier emprunte un certain nombre d'éléments caractéristiques (caméra à l'épaule, décors naturels, dialogues improvisés, montage haché) mais également l'esprit : liberté de ton & esprit frondeur qui annoncent les révolutions culturelles et sexuelles à venir.

Mais j'ai trouvé qu'Adieu Philippine sortait un peu du carcan de La Nouvelle Vague en apportant une touche de réalisme classique (la présence sourde de la guerre d'Algérie, l'excellente scène de déjeuner avec les parents de Michel, la description du petit monde de la télévision, le Club Med corse etc). On retrouvera d'ailleurs cette notion de réalisme dans ses films suivants. Rozier ne penchera en fin de compte ni du côté de la rébellion (comme Godard) ni du côté de l'introspection douce-amère (comme Truffaut) mais plutôt du côté de l'évasion, du pas de côté. "Courage, fuyons !" semble-t-il nous dire. Et c'est en ce sens qu'Adieu Philippine est un film unique - surtout quand on y ajoute l'ahurissante scène ci-dessous.

Une séquence
Une fois n'est pas coutume, je mets ici un extrait du film car c'est le seul moyen de rendre vraiment justice à un plan qui est tout simplement pour moi l'un des plus beaux plans de toute l'histoire du cinéma.

Le contexte : Michel est sur le point de partir en Algérie et il passe une dernière soirée en Corse avec les deux filles.

Le plan dont je parle dure 40 secondes, entre 1'40 et 2'20 dans la vidéo ci-contre. On voit Liliane (Yveline Céry) assise, tourner la tête vers nous, se lever, danser doucement avec les bras le long du corps et se rapprocher de nous avec un regard complètement hypnotisant, inoubliable. Elle ne cligne pas des yeux pendant ces splendides 40 secondes - accompagnée par une musique d'une beauté légèrement nostalgique (j'offre mon DVD de 2001 Odyssée de l'Espace à qui arrivera à m'en trouver le titre).

En fait Liliane danse pour Michel. Notez comme la caméra épouse le point de vue du garçon : quand Liliane se lève, elle nous apparaît en contre-plongée et puis on sent qu'il se lève, la caméra devient plus "haute" qu'elle et enfin il s'approche doucement de Liliane, irrésistiblement attiré, tout aussi fasciné que nous par cette danse pleine de promesses indicibles. Tout cela est magistral. De mon point de vue, cette danse, pourtant très prude, est mille fois plus sensuelle que la danse de Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme - comparativement vulgaire, fade et ayant mal vieilli.

J'ai beau chercher parmi tous les films que j'ai déjà vus, je n'arrive pas à trouver une séquence qui m'ait autant ému. Jacques Rozier est bien charitable de nous mettre, pendant ces 40 secondes, à la place de Michel et de nous offrir ainsi le regard si sensuel d'Yveline Céry. Un pur moment de bonheur cinématographique.

Yveline Cery - Adieu PhilippineYveline Cery - Adieu PhilippineYveline Cery - Adieu Philippine
Yveline Cery - Adieu PhilippineYveline Cery - Adieu PhilippineYveline Cery - Adieu Philippine
Yveline Cery - Adieu PhilippineYveline Cery - Adieu PhilippineLors de la présentation du film à Cannes en 1962, Jean-Luc Godard, toujours plein de nuance, déclara : "Quiconque n’aura pas vu Yveline Céry danser les yeux dans la caméra ne pourra plus se permettre de parler cinéma" Han ! Bien d'accord pour une fois !

Cette scène n'aurait sans doute pas le même impact si elle était placée au début du film. Là, on sait que Michel va bientôt partir pour la guerre et une douce nostalgie s'empare de nos personnages, comme souvent dans les films de Rozier. Michel regrette-il de ne pas avoir choisi entre ces deux filles ? Et elles, regrettent-elles de s'être neutralisées l'une l'autre et de ne pas avoir réussi à mettre la main dessus ? Toutes ces questions resteront irrésolues et on sent la tristesse, voire une certaine amertume, poindre. On sent que Michel commence doucement à penser à la guerre, cette chose encore plus inconnue que l'amour, et qu'il va sans doute longtemps repenser à cette dernière délicieuse soirée.

Toujours dans la même vidéo ci-dessus, notez la jolie reprise du thème musical à 5'10 (pile au moment où les filles lui demandent de choisir) et, surtout, le chaste baiser, à 6'40, de toute beauté, plein d'ingénuité trouble.

Yveline Cery - Adieu PhilippineBeaucoup d'autres scènes d'Adieu Philippine mériteraient qu'on s'y attarde longuement. Je citerais :
  • le long et beau travelling des deux filles sur les Grands Boulevards
  • la touchante scène de "Bonjour Philippine" (vous connaissez ce truc auquel on joue quand on trouve une amande avec deux noyaux ? J'y jouais avec des Treets étant petit) qui donne son titre au film et qui illustre bien l'indécision amoureuse de nos trois héros
  • la scène de boîte de nuit avec ce "vieux" de 40 ans qui, sur une invitation à danser un cha-cha-cha pas bien méchant, réplique un étonnant "Je considère ces danses brutales comme l'expression parfaite de la sécheresse de coeur de la jeunesse actuelle". Qui parle à travers cette dernière phrase ? Jacques Rozier ??
In fine, je n'ai pas réussi à être concis sur Adieu Philippine mais les moments de grâce sont suffisamment rares au cinéma pour qu'ils méritent qu'on s'y attarde. Je ferai donc un deuxième billet sur les deux autres films de ce coffret : Maine Océan et Les Naufragés de l'île de la Tortue.

Et comme souvent, je profite de ce billet pour proposer à vos yeux fatigués par tant de lecture quelques bien belles images de ce bien beau film.

Yveline Cery - Stefania SabatiniJean-Claude Aimini
Marivaudage à trois dans la voiture sur les routes de Corse


Yveline Cery - Stefania Sabatini - Jean-Claude AiminiYveline Cery - Stefania Sabatini
Le temps de la rigolade ... que suivra le temps des adieux, sur le quai à Calvi (j'adore la tenue et la posture des filles)

Terminons (pour de vrai !) par deux mots sur le DVD du coffret qui propose deux court-métrages de jeunesse de Jacques Rozier :
  • Rentrée des Classes (1955) raconte la fugue d'un élève qui décide de remonter une rivière plutôt que de se rendre à l'école. Ce film est un peu à mi-chemin entre Zéro de Conduite de Jean Vigo et Les Mistons de Truffaut. Je ne peux pas dire qu'il m'ait captivé mais on sent déjà dans cette première oeuvre une éloge des chemins de traverse que l'on retrouvera par la suite. Je note tout de même quelques très beaux plans de ce garçon livré à lui-même dans le cadre enchanteur de la rivière.
  • Blue Jeans (1958) met en scène deux jeunes dragueurs (et leurs techniques de drague) sur les plages du Sud de la France. Bien que rempli d'une certaine désinvolture charmante, ce court-métrage ne m'a paru être qu'une étude préparatoire à Adieu Philippine qui allait suivre quelques années plus tard.
Notons que pour ces court-métrages, la bande-son est assez mauvaise, rendant parfois les dialogues incompréhensibles - chose assez étonnante pour un DVD qui vient d'être édité.

Bon et moi il faut absolument que j'arrive à écrire des billets un peu plus courts sinon je ne vais jamais réussir à garder mes lecteurs.